Imaginez : il était
une fois, une vraie fois. Fin octobre 55. Une voiture noire, presque imposante,
presque une voiture de maître qui file à…, au moins, au moins, 70, 80 km/h vers
le Nord. Pas le grand Nord mais presque ! Le grand Nord de la
France : Amiens, Cambrai, Lille !!! On roule depuis 4 heures, depuis
les aurores. Un couple devant : le père qui conduit assis à
droite ! Ah oui, c’est une voiture anglaise, une Hotschkiss ! Modèle
Artois 1948, 12 l aux 100 km ! Donc, il conduit. Et ça fait un moment
qu’il suit un poids lourd qu’il voudrait bien doubler ….Mais, il ne voit rien :
––Nénette, regarde
bien ! J’peux doubler ?
Nénette, c’est sa
femme ! C’est ses yeux sur la route, une vraie co-pilote.
—Tu
peux y aller !
Alors,
on y va ! On accélère, on va de plus en plus vite : 80.
85.90.95 ! Encore un effort et on
frôle le 100 km/h ! Pensez : elle peut atteindre le 140 km/h !
Derrière, ayant
presque tout le siège Tout seul, entre les valises, sacs à provisions et les
bagages divers : le petit prince ! Petit manteau en lainage beige, bonnet bien
serré sur la tête, il est heureux, heureux en prince, heureux comme un ange. Et
où vont-ils, dans le petit jour froid qui se lève, à peine, ce 30 octobre 1955
? Je vous l’ai dit, ils vont dans le Ch'Nord ! Dans le plat pays, tellement
plat qu'un ciel si est noyé mais pas seulement le ciel, tout un paysage dans sa
grisaille immense et profonde. Ah, le
gris de la Bretagne, ou plutôt le
camaïeu de gris du ciel breton en comparaison, c'est une œuvre d'Art ! C'est la
luminescence de la renaissance. Là, on nage dans le gris, dans le gris comment
dire ? Le gris, gris. Non ne riez pas, ce n'est pas une histoire africaine. Et
puis attendez donc la suite. Donc ils vont dans le
Nord, pourquoi alors ? Parce que ces gens sont originaires du Nord. Ils ont dû
s'exiler après la guerre : le travail, le logement, tout ça… Et c'est la
Toussaint qui approche… Et le petit prince,
qui est derrière, aussi loin que ses souvenirs l’entraînent, commence un pèlerinage qui va se renouveler tous les ans,
à la même époque : la tournée des cimetières !
Je
vous emmène dans cette grande aventure, dans ce safari des tombes, car il faut
toutes les retrouver, ces sépultures, un vrai jeu de piste, dans ce voyage
désorganisé fait de découvertes, de
trouvailles et de retrouvailles. Attachez vos ceintures sortez vos mouchoirs
pour vous essuyer les yeux, si vous riez trop, remettez de l'adhésif à vos
dentiers, scotchez vos lunettes, c'est parti !
Ma tombe
La première fois
que j'ai vu ma tombe ça a jeté un froid. Ah ! Ça surprend de voir sa tombe. Je
ne sais pas si cela vous est déjà arrivé Messieurs dames, mais comment dire ?
C'est une anticipation dont on se passerait bien. Attention, je n'ai pas dit
que j'ai vu ma tombe en rêve ! Non, je l’ai vue en vrai. Je l'ai même nettoyée,
j'y ai déposé les fleurs. Je vous explique.
Comme dans toutes
les bonnes familles chrétiennes de la France authentique, bon c'est vrai ça se
perd un peu, on a le culte des morts. Le souvenir des défunts c'est important
et le jour du 1er novembre, le jour de la Toussaint, alors qu'on devrait faire
ça le lendemain, qui est le jour des… Trépassés, (oui c'est vrai qu'un mort,
c'est du passé et un vieux mort c'est très passé) donc le jour de la Toussaint,
les catholiques mais pas qu’eux, les
autres aussi, font la tournée des cimetières. Rien à voir avec la tournée du
bistrot ! Quoique, vous n’avez pas remarqué, il y a toujours un troquet à
côté du cimetière. T’as le cimetière, en
face un bistrot, un marchand de fleurs, une entreprise de pompes funèbres, un
bistrot, un marchand de fleurs, un troquet….etc. etc.
Ça permet d'aller
s'en jeter un petit coup derrière la cravate en sortant et puis on peut ainsi
évoquer ceux qu'on est allé voir. On ne
peut pas boire à leur santé mais on peut boire à la nôtre. J'ai connu un
bistrot en face d'un cimetière où l'enseigne était rédigée ainsi : « Quoiqu'on
dise quoiqu'on fasse, on est mieux ici qu’en face ! »
C'est vrai que plus on
est de fous pour le faire, mieux c'est. C'est plus convivial. Tout seul,
c'est d'un triste ! On fait ça en famille avec les amis, bref, surtout pas tout seul. Faut dire aussi que c'est souvent
fatigant car il faut aller se recueillir sur plusieurs tombes qui ne sont
jamais les unes à côté des autres !
Et il faut les
trouver ! Il y a des anciennes qui disparaissent et les nouvelles qu’on ne
connaît pas. Quand ce sont les nôtres, des proches, ce qu'on connaît bien enfin
qu'on connaissait bien, c'est facile. D'autant plus que quelques jours avant,
on est allé faire le ménage. Vous les avez vus tous ces gens avec leur pelle,
leur binette, leur chiffonnette, leurs barquettes de violettes, même leurs
brouettes! Ils passent l’après-midi à coup d'huile de coude à désherber, à
astiquer, à briquer, parce que dimanche prochain les gens vont faire des
remarques :
— T’as vu, elle
est bien propre celle-là pas comme l'autre là, même pas un peu d'eau pour
arroser les plantes.
Et puis, pour peu
que ce soit un caveau et que tu y as ta place de réservée, autant entretenir
tout de suite. Ce sera nickel pour t’accueillir…plus tard !
Mais si ce n’est
pas un
proche, si ça fait plus d'un an que tu n'es pas venu, si c'est un mort
récent, alors là !
Tiens il est où
déjà Albert ? Je croyais que c'était à gauche d’Henriette. Et Henriette c'est
la troisième allée en partant de la gauche quand on entre par le portail sud.
Ah oui mais là, on est entré par l'autre grille.
Forcément le parking était complet. Il a fallu
aller à l'autre.
Bon, alors c'est où ? Le plus simple c'est
d'aller au portail sud et de faire le chemin à pied.
Maman j'ai faim !
Tais-toi, crie pas
comme ça ! Dans un cimetière faut faire
silence !
Pourquoi maman ?
Ils nous entendent les morts ?
Ne dis pas de
bêtises ! Et toi avance !
Je suis fatigué.
Ne t’assois pas
sur la tombe du Monsieur !
Je t'avais dit de
laisser les gosses à ta mère !
Et comment elle
aurait fait ma mère pour venir au cimetière ?
En tout cas, avec
moi, il n'y aura pas tous ces problèmes !
Et pourquoi,
Monsieur., s'il vous plaît ?
Parce que je
serais incinéré !
Bah oui, pour être
à la mode !
Non, pour
respecter l'environnement…
En aparté : même
au cimetière des familles s’engueulent
Après toutes ces
recherches, ces disputes, aller faire une pause au café « le Bienvenu », ça
fait du bien.
Je vous disais
donc que j'ai vu ma tombe. Une petite tombe couverte de graviers blancs, avec
une petite croix blanche, une bordure bleu clair tout autour (bleu, normal,
c'est un garçon) et un petit angelot –ou un chérubin -à la croisée des deux
branches de la croix. Une petite plaque en faux marbre : à notre enfant chéri
le nom, 1949-1950.
Bon c'est vrai,
les dates ne collent pas mais le nom
c'est bien ça ! Gentils parents
dont je suis le fils de substitution. Le fils mort, il fallait le faire revivre.
La succession en quelque sorte.
Eh bien, Messieurs
dames, vous n'allez peut-être pas me croire. Mais, depuis cette année 1955,
après chaque soir de Toussaint, je me dis, le soir, avec un grand soulagement :
« Yes, encore un an de gagné ! »
Et ça fait plus de
60 ans que ça dure !
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