Le Vaisseau de granit (Maen Vag)
Quand deux fous se rencontrent, la sagesse
n’est pas loin !
En Bretagne vit un sculpteur un
peu fou, comme tous les artistes sans doute ! Enfin je parle des vrais artistes,
des vrais créateurs pas des artistes du dimanche avec un petit
« d » ! Donc, Yann-Erwan était un vrai tailleur de pierre !
Il avait appris son métier sur toutes les terres où l’on pouvait rencontrer des
sculpteurs, avait fait le tour du monde, usant ses burins sur les supports les
plus insolites : glace en Chine, neige au Japon, acier au Mexique, et la pierre
un peu partout... C’était un vrai breton, un vrai Celte, nourrissant son art de
la réalité, mais aussi des légendes ! À l’approche de l’an 2000, Yann-Erwan a l’idée de donner vie à une légende :
celle des moines irlandais qui arrivaient sur les plages bretonnes à bord de
vaisseaux de pierre.
Vous savez, on raconte que Brendan
et ses copains irlandais étaient venus sur des bateaux de pierre ! Bateaux
de pierre qui ont alimenté les légendes, un peu comme le Prêtre Jean en Orient
et en Afrique, et dont on parle même en Amérique du Nord.
Sans aucun doute, nos bons moines
savaient comme tout autre construire des canots en bois, mais comme le bois
était coûteux, ils utilisaient des barques de taille assez grande, mais
fragiles et embarquaient les pierres pour lester ces barques, afin qu’elles ne
se retournent pas. Et surtout, oh révélation ! On embarquait le feu sur
des grosses pierres creuses, pour ne pas détériorer la barque ou encore pour
servir d’abreuvoir aux animaux qu’ils transportaient. Mais, l’idée d’un vrai
bateau en pierre séduisit Yann Per. Il se documenta, consultant des archives,
demandant conseil à des ingénieurs, certains ouvrants des yeux plus grands que
des soucoupes… Il fit des maquettes, en pierre, les testa et puis, un jour il
fit venir dans son atelier un petit bloc de granit gris et il se mit à
l’ouvrage !
Pendant ce temps, à plus de 1000 km
de là dans la montagne, dans le Massif Central vivait un berger. Il passait sa
vie avec son troupeau de brebis, ses deux chiens, un Patou et un berger
d’Anatolie… et sa dizaine de chèvres du Rovre, à longues cornes torsadées et
grandes oreilles pendantes ! Ah : elles lui en faisaient voir, les
garces ! Pire que la Chèvre de M. Seguin ! Elles grimpaient à
flanc de montagne, atteignant les limites des névés et elles entrainaient les
brebis qui avaient bien du mal à redescendre ! Ah, il en avait du travail
notre Philou ! Oui, il s’appelait Philippe, mais tout le monde l’appelait
Philou ! Et puis, comme beaucoup de bergers, il était poète ! Il
parlait aux étoiles, tutoyait les plantes, caressait les nuages et rêvait,
rêvait… Un soir, qu’il était près d’un torrent, il se dit… jusqu’où
va-t-il ? Où sa course le mène-t-il ? Alors, il pensa, imagina et
puis, cette idée devint obsession… à en devenir fou !
Alors, un jour, il redescendit
dans la vallée, confia son troupeau et ses chiens à un jeune berger qui n’avait
pas de travail et il partit ! Direction : le Mont Gerbier-de-Jonc, en
Ardèche, à Sainte Eulalie exactement ! Et son objectif ? Vous l’avez
deviné : suivre les 1006 km de la Loire ! Dès le départ, ses
ennuis commencèrent. Quand il demanda où était la source du fleuve au boulanger,
celui-ci lui désigna une ferme :
— C’est là qu’elle commence, dans
« l’ancienne ferme de la Loire » exactement dans l’abreuvoir au
toit de lauzes !
— Pas du tout, répliqua le
boucher ! Ça, c’est la source géographique ! La vraie source, la
source authentique, elle est au bord de la route, là où il y un monument depuis
1938 !
— Ah ! Vous vous trompez
tous les deux, les interrompit un p’tit gamin de 10 ans, qu’on appelait P’tit
Futé ! La « source véritable » est plus à l’est, dans la ferme
du Sagnas ; elle coule dans un pré et sort de terre sous une lauze qui
porte l’inscription « Ici commence ma course vers l’Océan… ». Venez
M’sieur, j’vais vous montrer !
Et c’est ainsi que commença le
long voyage de Philou !
Ah, jusqu’à Nevers, il y eut des
moments difficiles ! Pendant les 10 premiers km, ce n’était qu’une petite
rivière, alimentée par de nombreux affluents ! Puis, ce fut les gorges et
les défilées, qui ne laissaient qu’occasionnellement place à un étroit sentier
sur une rive ou l’autre. La rivière y avait un flot tumultueux, sauf rares et
courtes exceptions. Il y rencontra des paysages mal famés, mais, il était
courageux, notre Philou ! Son chemin lui fit découvrir Le Puy-en-Velay,
Saint-Étienne, Roanne Nevers… C’est surtout après Orléans qu’il prit son
temps ! Ah ! Le Val de Loire, Les 280 km de la vallée de la
Loire situés entre Sully-sur-Loire et Chalonnes-sur-Loire, qui ont été classés
en 2000 par l’UNESCO patrimoine mondial de l’humanité. C’est le « fleuve
royal » de par le grand nombre de châteaux souvent royaux qui la bordent :
le château de Chaumont dominant la Loire sur la rive gauche, le château d’Amboise
édifié au confluent de la Loire et de l’Amasse, le château d’Azay-le-Rideau, le
château de Chinon, et beaucoup d’autres… ah, il en a appris sur l’architecture
notre berger… à tel point qu’il commença, comme cela, pour s’amuser à tailler
des petits morceaux de meulières, vous savez, cette pierre blanche et tendre
qu’il pouvait creuser avec son opinel ! Oh, il fit des choses simples, des
pièces d’échecs, des croix celtiques, des petits objets qu’il vendait pour
trois francs six sous aux touristes qu’il rencontrait. Car, il fallait bien
manger et pas question de faire la manche ! Car comme dit la chanson, si
« Travailler c’est trop dur
Et voler c’est pas beau
D’mander la charité
C’est quelque chose que je ne
veux plus faire
Chaque jour que moi je vis
On me demande de quoi je vis….
Eh bien, il n’était pas manchot
notre berger. Et il trouvait toujours un petit boulot, à droite, à gauche, pour
trouver de quoi manger, ou un peu de paille dans une grange pour y passer la
nuit ! Et, comme il connaissait tous les secrets des plantes, toutes les
baies et les fruits sauvages comestibles et comme il était un peu – mais chut —
braconnier sur les bords, son estomac ne criait pas souvent famine !
A Saumur, il entendit parler de “LA
Loire à vélo !” Plus de 800 km
de pistes cyclables aménagées le long de la Loire ! Il raconta qu’il avait
trouvé un vélo ! Moi, je le crois : quand on cherche bien, on trouve
toujours tout ! C’est donc à vélo qu’il découvrit Angers,
Saint-Florent-le-Vieil et Nantes. Et puis, un matin, une odeur particulière
faite de sel et d’iode lui annonça quelque chose de beau, quelque chose de
grand : Saint Nazaire, l’estuaire, l’Océan !
Pendant ce temps, notre
sculpteur, travaillant d’abord sur une maquette, avait réalisé un bateau de 75 cm
de long, taillé dans un bloc de granit de 210 kg. Sous les yeux ébahis de
quelques passants, il avait fait flotter ce bout de pierre le 7 avril 1998 dans
le vieux port de Saint-Malo. Et puis, il fit venir un autre bloc de
granit : 35 t ! Et après 2 ans et 4000 heures de travail, c’est
un vaisseau de 4 mètres qu’il réalisa !
Deux années, c’est le temps que
mit Philou à parcourir les bords de la Loire, tantôt la rive gauche, tantôt la
rive droite ! Vous allez me dire, il n’a pas été vite, mais 1006 km,
en prenant son temps, en s’arrêtant là pour tondre des moutons, ici pour faire
la moisson, plus loin pour les vendanges et puis le temps de rêver et se
reposer, il faut bien deux années !
Il se promenait, un matin, nez au
vent, humant l’air marin, cet air tout nouveau pour lui, quand, entre Corsept
et Paimbœuf, il entendit derrière une palissade un vacarme étourdissant !
L’air vibrait de mille secousses, de mille poussières. il colla son œil de
curieux contre la palissade. Stupéfait, il recula brutalement, se demandant si
était réveillé ou s’il était encore dans un rêve ! Imaginez : une embarcation
en granit d’une longueur de quatre m, large de presque 2 m et haute de
plus d’un mètre cinquante ! D’énormes machines autour : des
tronçonneuses à métaux aux fraises géantes, des marteaux pneumatiques, une
grue, des engins dont il ne connaissait même pas le nom et puis, un petit
bonhomme, le crâne rasé, torse nu qui tenait vigoureusement une scie circulaire
à la lame démesurée qui taillait dans la poupe du bateau ! Car, c’était
bien un bateau ! Il faisait comme une frise délicate ! Puis, le
boucan s’arrêta et l’homme posa son gigantesque outil sur le sol et sortit des
poches de son bleu de travail un marteau et un burin qui avait l’air
complètement ridicule face au gigantisme de l’œuvre ! Et, il se mit à
tailler dans le granit avec la même application que s’il taillait le visage de
notre bonne Mère Marie pour l’autel de la chapelle des marins disparus !
Philou eut tôt fait de découvrir
une entrée, s’approcha du sculpteur et il attendit que celui — ci s’arrête pour
juger de son travail
-
Bonjour !
-
Bonjour ! par où t’es entré ?
-
— Bah, la porte était ouverte.
-
C’est un chantier interdit au public !
-
C’est pas marqué !
-
Oui, mais c’est une tradition ! Quand tu
vois un chantier, c’est toujours interdit au public !
-
Ah bon.
-
Et pis, t’as pas de casque ?
-
Bah non, toi non plus !
-
Moi, c’est pas pareil !
Vous
remarquerez au passage ce type de conversation typiquement français, mettant en
valeur la qualité d’accueil du Français, son respect des lois diverses et
variées, et sa bonne foi légendaire ! Bref, les deux compères eurent tôt
fait de se présenter, de raconter leurs aventures respectives et de se
retrouver autour d’un verre, car sur un chantier, il faut souvent faire passer
la poussière.
-
Et ton bateau, là, il flotte ?
-
Pour sûr ! Tout est calculé ! Il
devrait même transporter 20 personnes, mais au début, j’en prendrais que 8.
-
Et, où tu vas le mettre à l’eau ?
-
A Paimpol, pour la Fête des Vieux Gréements, en
août !
-
Alors, il est pas fini ?
-
Non, je fignole la déco : le tristel et
puis les 7 statues de saints à l’intérieur : trois de chaque côté et une à
l’arrière. Il faut que le bateau soit protégé ! y’a saint Malo, saint
Samson, Saint-Brieuc, saint Tugdual, saint Pol Aurélien, saint Corentin, et
saint Patern.
-
Bah dis donc ! Et tu cherches personne pour
t’aider, moi, je suis libre !
-
Tu sais tailler la pierre ?
Philou modeste
n’osa parler de ses essais sur la meulière ! Il avait caressé plus d’une
fois le granit, et, même bien solide, son opinel pourrait à peine rayer cette
pierre dure !
-
Non, mais je veux bien apprendre !
-
Ça marche, tu m’aideras, préparer les outils,
ranger le chantier, préparer les repas, — tu sais cuisiner — faire les courses…
En échange, t’auras le gite et le couvert et je t’apprendrai à sculpter !
Enfin à commencer, n’espère pas devenir un artiste en six mois !
Une poignée de
main scella le marché et servit de contrat de travail !
Et les jours
passèrent, les semaines, les mois… et un soir Yann-Erwan déclara
— voilà, c’est
fini ! Demain, je commande une grue, un camion et direction Paimpol !
Ah ! Ce
fut un drôle de voyage, de l’atelier au quai de Quernoa ! Il en fallu du
temps, et des arrêts et des autorisations et des motards pour escorter ce
singulier équipage ! Et enfin, ce fut la mise à l’eau ! Plus de mille
personnes étaient massées sur le quai ! Les paris allaient bon
train !
Y va
couler ! Ça peut pas flotter un truc pareil ! Mais, si, voyons, c’est
le principe d’Archimède ! Le quoi ? Laisse tomber ! Bref, peu de
gens y croyaient. Mais il suffisait de regarder Yann – Per et Philou, avec leur
petit sourire en coin et le plissement ironique de leurs yeux pour savoir, pour
savoir….
Les lanières
furent glissées sous la coque… le grutier se mit aux commandes… lentement, le
bateau s’éleva dans l’air….Puis posé délicatement sur l’eau calme du quai, dans
un silence extraordinaire… et le Vaisseau de granit (Maen Vag) flotta… des
applaudissements, des cris, des hourras, des rires, des pleurs, accompagnèrent
ces premiers pas sur l’eau ! Comment dire autrement ! Yann-Erwan
descendit l’escalier de fer du quai et, ému malgré tout, posa le pied sur son
Vaisseau, bientôt suivi de Philou.
Armés chacun
d’un aviron, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, ils manœuvrèrent pour
présenter le navire à la foule !
Son baptême,
le champagne tout ça…, on le prit ensemble tranquillement, tous les trois au
milieu du port ! On en versa sur la bordée du Maen Vag et d’autres rêves
virent le jour et d’autres contes… car, j’y étais, m’sieurs dames, oui, et mon
histoire n’est pas un conte ! C’est simplement une belle histoire née de
la rencontre de deux fous qui m’ont fait connaître la sagesse ! Merci à
eux ! Et laissez-moi m’éloigner tranquillement vers l’horizon, dans mon
bateau de rêve pour de nouveaux contes !
Francis
DELEMER
Août 2014 –
s
Bravo Francis !
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