lundi 22 août 2016

Lettre au marin qui m'a fait aimer la mer

Un texte, à peine romancé, que je n'ai jamais publié..
Mon cher Yohan

Je me souviens de ces lendemains de mai 1968. J’avais rencontré celle qui allait devenir ma femme et ses parents nous avaient emmenés dans ce tout petit port de la côte normande. Nous y allions passer quelques jours, quittant Rouen et ses manifestations. Mon futur beau-père avait pu négocier de l’essence, et le beau temps étant de la partie, il me semblait que tout allait bien. Je ne savais évidemment pas le choc qui allait suivre ce bref séjour…
Je n’ai pas oublié cette première rencontre sur la grève de galets. Les doris avaient été tirés et vous étiez tous occupés à démêler les filets. Je te remarquais tout de suite : tu avais l’aspect même du vieux loup de mer tel que je me l’étais imaginé dans mes lectures. Une vieille vareuse passée, défraîchie, un jean aux mille pièces rapportées, les cuissardes rabattues sur les jambes et cette casquette de marin fécampois que jamais je ne te verrai quitter. Et ton visage, hâlé, buriné par le sel, le soleil et le froid ! Et ces joues éternellement couvertes d’une barbe de trois jours bien avant la mode lancée par Serge Gainsbourg ! Toi qui avais à peine quelques années de plus que moi, moi l’étudiant à la peau rosée, tu avais déjà le cuir tanné du vieux marin-pêcheur aguerri ! Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que l’alcool y avait beaucoup contribué !

S… alla vers toi et t’embrassa à ma grande surprise ! Puis elle me présenta comme son « ami » ! Regard furieux de ta part, un hochement de tête, un vague « salut » bougonné, même pas une poignée de main, encore moins un sourire. Et tu replongeas dans ton trémail, ignorant superbement ma tentative de conversation ! Oh, il ne fallut pas longtemps pour « t’apprivoiser ». La pêche avait été bonne, c’était dimanche, il faisait chaud à midi. En face de la jetée, le bistrot de madame Petit était accueillant. Il devint vite notre premier lieu de rendez-vous. Elle ouvrait tôt le matin et si la fermeture du soir n’avait pu laisser espérer de longues soirées, le fait qu’elle fasse épicerie nous fournissait en assez de packs de bière pour passer nos veillées à refaire le monde sur la plage de galets. Souvent un feu de bois allumé à l’abri d’une digue, celle du Dun, presque toujours, permettait de griller quelques maquereaux invendus du matin. Il ne fallait pas de hautes flammes pour ne pas se faire accuser de « naufrageurs » et de belles braises pour obtenir cette cuisson parfaite, cette peau juste dorée et non grillée, ces sucs dégoulinants du poisson offert de tes solides mains vers ce citadin que j’étais et qui découvrait peu à peu les richesses de la mer, de « ta » mer.
Elle t’avait prise à ta sortie de l’école, l’année de tes quatorze ans. Tu m’expliquas avec humour et sans regret cette courte enfance à attendre de pouvoir naviguer. Tu n’étais pas d’une famille de marins. Ta famille habitait la terre, un village en retrait de la côte. Il te fallait du courage à pied, de l’inconscience sur un vieux vélo, et beaucoup de débrouillardise pour profiter de l’automobile d’un voisin, du facteur ou du boulanger qui faisait sa tournée, tôt, le jeudi matin pour rejoindre Saint Aubin. Et là, tout jeune, quand c’était la bonne marée, tu savais toujours persuader un des trois patrons pêcheurs pour te faire une petite place entre les filets et les bouées. On peut vraiment dire que le métier tu l’as appris sur le tas ! Si tu n’écoutais pas beaucoup le maître d’école, tu fus très attentif aux conseils et remarques des maîtres de la mer qu’étaient Michel et Claude et le métier entra vite ! Mousse à quatorze ans, puis engagement de 3 ans dans la marine, quelques années sur des chalutiers dieppois et tu revins vite à Saint Aubin pour y travailler avec les nouveaux patrons – pêcheurs que ce petit port avait accueillis.
Et c’est ainsi que je te rencontrais. Tu avais quel âge ? Difficile à dire ! Tu étais un homme, un vrai, mais, quelque part, tu avais gardé cette âme d’enfant, toujours prêt à s’étonner et à étonner les autres par tes blagues, tes jeux de mots, tes histoires ! Tes éclats de rire retentissaient à travers la plage, à la stupéfaction de ceux qui y venaient pour la première fois. Très vite, tu me proposas d’aller faire une marée ! Je te soupçonnais de vouloir me mettre à l’épreuve, trop content de te moquer du « Parisien », car pour toi, tous ceux qui venaient de la ville étaient des « Parisiens » ! De plus, un étudiant ! On va voir ce qu’on va voir ! Le lendemain matin, à six heures, je t’attendais de pied ferme ! Même si on était en mai, l’air était frais et, voulant jouer les fiers, j’étais finement vêtu ! En arrivant, un vague salut et ton regard peu enclin à la plaisanterie me donnèrent le ton ! De plus, je me rendis compte de ma bêtise : tu avais revêtu la vareuse et chaussé des cuissardes ! J’avais l’air malin avec mon petit polo et mon short ! Ton patron associé me regardait aussi avec un sourire en coin !
- Bon, alors, tu pousses ?
Eh oui, vous n’aviez pas mis longtemps pour finir d’armer le doris, le « Dominique Patrick », blanc avec un liseré vert. Les avirons me semblaient énormes et tu les manœuvrais comme de simples rames. Tu m’avais désigné ma place, tout à l’avant, et à peine le moteur démarré, le premier embrun fut pour moi ! À peine parti et déjà trempé ! J’appris très vite qu’il valait mieux se mettre dos à la vague !
Pour cette première fois, on alla relever une trentaine de casiers à homards puis vira un trémail dont je me demandais si on allait voir la fin ! Les soles, les carrelets et un tas d’autres poissons dont j’ignorais le nom étaient pris dans cette nappe de fils, mais que dire des tourteaux, énormes, pris dans ce piège dont il allait falloir les retirer !
Au retour, à terre, après un verre de vin blanc qui me surprit, je fis le long apprentissage du nettoyage des filets. Avec la peur des pinces des crabes, des queues armées de dard des raies, des épines dorsales des vives, ce ne fut pas une partie de plaisir ! Mais, quelques semaines plus tard, en août, j’allais presque aussi vite que toi et ce n’est plus un verre de vin blanc qui me donnait du courage, mais les trois ou quatre et aussi la cigarette que je roulais comme un vieux loup de mer ! Car, je revins juste à Rouen pour passer le bac rapidement, m’inscrire à la fac de droit et je revins dès début juillet en vacances à saint Aubin. Ma petite tente canadienne était plantée dans le fond du terrain de camping et c’est là que nous nous retrouvions pour passer les soirées. Il t’arrivait même d’y dormir quand nos discussions s’étaient éternisées et que la marée avait lieu à l’aube.
Que de souvenirs je garde de cette époque ! Je connaissais à peine la mer : tu passais des nuits à m’en parler ! Les marées, les courants, les coefficients, les vents, tu expliquais cela avec une simplicité déconcertante ! Et les poissons, les coquillages, les techniques de pêche ! Tout, tout y passait ! J’avais acheté quelques livres dont le fameux tome II du « Traité pratique de la Pêche », de Michel Duborgel. Tu reprenais les schémas, complétais les explications, contestais des points, en approuvais d’autres ! Mais, c’est sur le terrain, enfin sur la mer que tu étais intarissable ! Elle était vraiment ta passion, ton amie, ta femme et ta maîtresse ! Un coup d’œil au ciel, le nez vers le large et tu prédisais le temps avec ton accent cauchois inimitable :
- Demain, tu pourras rester coucher ! Y’aura trop de vent !
- Mais, c’est calme et c’est pas ce qu’ils ont annoncé à la radio !
- Y savent pas ! Sont pas des marins !
Et le lendemain, le vent soufflait ! Ou bien
- Ah, l’vent va virer au nordet : y’aura pas péssons ! On reste au lit, pas b'soin d’user du carburant !
Et tu avais encore raison ! Mais, si tu m’étonnais, tu aimais m’expliquer et partager tes connaissances ! Je me demande encore maintenant, plus de quarante ans après, pourquoi ? Pourquoi cette amitié si forte entre deux êtres que tout séparait ! Et cette amitié qui dura si longtemps ! Je fis mes études, je devins instituteur et, tous les samedis midis, je filais vers Saint Aubin. J’y passais toutes mes vacances et un enseignant en a beaucoup et on se retrouvait à chaque fois avec cette ferveur, cette fraternité forte et totale ! J’ai encore cette belle photo qu’un photographe de mode fit sur la digue, pour le plaisir ! On dirait vraiment deux frères ! J’avais acheté un petit bateau, et quelquefois, tu venais avec moi ! Je connaissais tous les bons coins, tes bons coins, tes secrets que j’étais le seul à partager avec toi ! Tu n’étais pas toujours rassuré sur mon Tabur ! Rappelle-toi quand tu m’as avoué que tu ne savais pas nager ! La honte que ce fut pour toi ! Mais, jamais je ne me suis moqué de toi !
Les années passèrent ! Souvent, quand j’étais à terre, en ville, je pensais à toi ! Tu avais acheté un doris, un beau Doris ! Je t’avais aidé à le peindre et je m’étais appliqué pour y inscrire son nom et son immatriculation sur sa belle coque ; tu étais resté célibataire et moi j’étais marié ;  j’avais un enfant, mais nous ne partagions pas ma famille ! On était égoïste et le temps que nous passions tous les deux, le plus souvent en mer qu’à terre, était un moment privilégié qui n’appartenait qu’à nous ! Dans mon école, quand le vent soufflait en novembre, j’étais inquiet ! La vie était dure et je savais que tu prenais des risques ! Tu t’étais endetté pour acheter ton bateau puis le matériel et la camionnette pour le tracter et pour aller vendre ta pêche aux restaurateurs et aux particuliers ! À cette époque la vente aux particuliers était facile et beaucoup plus rentable que le passage par les mareyeurs. Mais, le matériel s’abîmait, le carburant q augmentait. Tu avais un marin salarié avec toi, tu avais acheté un doris plus grand, changé de moteur tous les deux ans, investi dans une petite cabane sur le port pour remiser le matériel et faire tes ventes ! Et puis la concurrence était impitoyable ! J’avais connu Saint Aubin avec deux équipages, vous étiez maintenant six ! Et le poisson se faisant plus rare, il fallait aller plus loin ! Et sortir par tous les temps ! Chaque retour après une période de mauvais temps était une angoisse ! Car, bizarrement, jamais on ne s’est téléphoné ! mais, nous ne sommes jamais restés très longtemps sans que je vienne ! Toi, tu es venu un week-end d’hiver chez moi, à Rouen, pendant les vacances de Noël. Sur la route du retour, tu m’as avoué :
— Tu voyes, est ben chez toi ! est biau y’a tous s’qu’y faut mais, y’a pas la mer !
Eh non, il n’y avait pas ta maîtresse !

Et puis, un soir d’avril, un beau soir d’avril, le téléphone sonna. L’air était doux, sur le toit voisin un merle chantait. Je travaillais dans mon bureau, mettant à jour un registre tout en pensant aux prochaines vacances de printemps : deux petites semaines à attendre ! Des projets de sorties en mer, l’envie d’emmener mon jeune fils avec nous pour qu’il te connaisse mieux et que tu lui fasses découvrir tout ce que je ne savais pas encore sur cette mer si vaste et si mystérieuse ! Je décrochais, surpris de cet appel tardif sur le téléphone scolaire et tout de suite, je compris : une voix timide, pleine de sanglots.
— Monsieur F… ? C’est la maman de Yohan...
— Oui, madame B… Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est Yohan ! Il est mort !
Je ne pouvais rien dire ! Les mots refusèrent de sortir. Des larmes coulèrent, silencieuses, salées, comme l’eau de la mer…
Trois jours plus tard, le soleil brillait. Aucun pécheur n’était en mer. Ils étaient tous dans le petit cimetière, trop petit pour accueillir tout ce monde ! Ton cercueil reposait sur deux tréteaux et j’étais face à lui, devant un micro ! J’allais te dire adieux au nom de tous. Quand ta mère m’avait demandé de prononcer ton éloge funèbre, je lui ai dit oui, bien sûr ! Mais qu’allais-je dire ? J’ai pensé à une lettre, à cette lettre, cette « lettre au marin qui m’a fait aimer la mer » et qui est mort, en fin d’un après-midi ensoleillé, au volant de sa voiture en ratant un virage pour aller à Saint-Aubin-sur-Mer.


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vendredi 12 août 2016

mercredi 3 août 2016

Marché

Jour de marché
remplir les paniers
sortir les billets
je n’ai plus de monnaie
 un camembert deux bottes de navets
trois bananes quatre artichauts c’est trop
deux yaourts bio une petite robe pas cher
n’écoute pas les camelots tu vas dépenser trop
 on finit au café
cinq tickets à gratter
perdu !
Midi ! Faut rentrer !





lundi 1 août 2016

Souvenirs de la Cotinière (17) et autres…

Souvenirs de la Cotinière (17) et autres…



Un goéland sur le toit de la criée
gueule à crève-bec
en bas, des caisses empilées de poissons frais :
tu peux toujours rêver


***

L’urne attend les cendres
de l’ancêtre endormi
la famille attend
l’ouverture du testament



***


Sable de plomb où s’enfoncent
les petits pieds impatients
Dis, c’est encore loin la mer
On y arrive, répond-elle
on y arrive, murmure-t-elle
Épuisée, en nage.

***