mercredi 22 juin 2016

Le Vaisseau de granit (Maen Vag)

Le Vaisseau de granit (Maen Vag)

 Quand deux fous se rencontrent, la sagesse n’est pas loin !

En Bretagne vit un sculpteur un peu fou, comme tous les artistes sans doute ! Enfin je parle des vrais artistes, des vrais créateurs pas des artistes du dimanche avec un petit « d » ! Donc, Yann-Erwan était un vrai tailleur de pierre ! Il avait appris son métier sur toutes les terres où l’on pouvait rencontrer des sculpteurs, avait fait le tour du monde, usant ses burins sur les supports les plus insolites : glace en Chine, neige au Japon, acier au Mexique, et la pierre un peu partout... C’était un vrai breton, un vrai Celte, nourrissant son art de la réalité, mais aussi des légendes ! À l’approche de l’an 2000, Yann-Erwan  a l’idée de donner vie à une légende : celle des moines irlandais qui arrivaient sur les plages bretonnes à bord de vaisseaux de pierre.
Vous savez, on raconte que Brendan et ses copains irlandais étaient venus sur des bateaux de pierre ! Bateaux de pierre qui ont alimenté les légendes, un peu comme le Prêtre Jean en Orient et en Afrique, et dont on parle même en Amérique du Nord.                           
Sans aucun doute, nos bons moines savaient comme tout autre construire des canots en bois, mais comme le bois était coûteux, ils utilisaient des barques de taille assez grande, mais fragiles et embarquaient les pierres pour lester ces barques, afin qu’elles ne se retournent pas. Et surtout, oh révélation ! On embarquait le feu sur des grosses pierres creuses, pour ne pas détériorer la barque ou encore pour servir d’abreuvoir aux animaux qu’ils transportaient. Mais, l’idée d’un vrai bateau en pierre séduisit Yann Per. Il se documenta, consultant des archives, demandant conseil à des ingénieurs, certains ouvrants des yeux plus grands que des soucoupes… Il fit des maquettes, en pierre, les testa et puis, un jour il fit venir dans son atelier un petit bloc de granit gris et il se mit à l’ouvrage !

Pendant ce temps, à plus de 1000 km de là dans la montagne, dans le Massif Central vivait un berger. Il passait sa vie avec son troupeau de brebis, ses deux chiens, un Patou et un berger d’Anatolie… et sa dizaine de chèvres du Rovre, à longues cornes torsadées et grandes oreilles pendantes ! Ah : elles lui en faisaient voir, les garces ! Pire que la Chèvre de M. Seguin ! Elles grimpaient à flanc de montagne, atteignant les limites des névés et elles entrainaient les brebis qui avaient bien du mal à redescendre ! Ah, il en avait du travail notre Philou ! Oui, il s’appelait Philippe, mais tout le monde l’appelait Philou ! Et puis, comme beaucoup de bergers, il était poète ! Il parlait aux étoiles, tutoyait les plantes, caressait les nuages et rêvait, rêvait… Un soir, qu’il était près d’un torrent, il se dit… jusqu’où va-t-il ? Où sa course le mène-t-il ? Alors, il pensa, imagina et puis, cette idée devint obsession… à en devenir fou !
Alors, un jour, il redescendit dans la vallée, confia son troupeau et ses chiens à un jeune berger qui n’avait pas de travail et il partit ! Direction : le Mont Gerbier-de-Jonc, en Ardèche, à Sainte Eulalie exactement ! Et son objectif ? Vous l’avez deviné : suivre les 1006 km de la Loire ! Dès le départ, ses ennuis commencèrent. Quand il demanda où était la source du fleuve au boulanger, celui-ci lui désigna une ferme :
— C’est là qu’elle commence, dans « l’ancienne  ferme de la Loire » exactement dans l’abreuvoir au toit de lauzes !
— Pas du tout, répliqua le boucher ! Ça, c’est la source géographique ! La vraie source, la source authentique, elle est au bord de la route, là où il y un monument depuis 1938 !
— Ah ! Vous vous trompez tous les deux, les interrompit un p’tit gamin de 10 ans, qu’on appelait P’tit Futé ! La « source véritable » est plus à l’est, dans la ferme du Sagnas ; elle coule dans un pré et sort de terre sous une lauze qui porte l’inscription « Ici commence ma course vers l’Océan… ». Venez M’sieur, j’vais vous montrer !
Et c’est ainsi que commença le long voyage de Philou !
Ah, jusqu’à Nevers, il y eut des moments difficiles ! Pendant les 10 premiers km, ce n’était qu’une petite rivière, alimentée par de nombreux affluents ! Puis, ce fut les gorges et les défilées, qui ne laissaient qu’occasionnellement place à un étroit sentier sur une rive ou l’autre. La rivière y avait un flot tumultueux, sauf rares et courtes exceptions. Il y rencontra des paysages mal famés, mais, il était courageux, notre Philou ! Son chemin lui fit découvrir Le Puy-en-Velay, Saint-Étienne, Roanne Nevers… C’est surtout après Orléans qu’il prit son temps ! Ah ! Le Val de Loire, Les 280 km de la vallée de la Loire situés entre Sully-sur-Loire et Chalonnes-sur-Loire, qui ont été classés en 2000 par l’UNESCO patrimoine mondial de l’humanité. C’est le « fleuve royal » de par le grand nombre de châteaux souvent royaux qui la bordent : le château de Chaumont dominant la Loire sur la rive gauche, le château d’Amboise édifié au confluent de la Loire et de l’Amasse, le château d’Azay-le-Rideau, le château de Chinon, et beaucoup d’autres… ah, il en a appris sur l’architecture notre berger… à tel point qu’il commença, comme cela, pour s’amuser à tailler des petits morceaux de meulières, vous savez, cette pierre blanche et tendre qu’il pouvait creuser avec son opinel ! Oh, il fit des choses simples, des pièces d’échecs, des croix celtiques, des petits objets qu’il vendait pour trois francs six sous aux touristes qu’il rencontrait. Car, il fallait bien manger et pas question de faire la manche ! Car comme dit la chanson, si
 « Travailler c’est trop dur
Et voler c’est pas beau
D’mander la charité
C’est quelque chose que je ne veux plus faire
Chaque jour que moi je vis
On me demande de quoi je vis….
Eh bien, il n’était pas manchot notre berger. Et il trouvait toujours un petit boulot, à droite, à gauche, pour trouver de quoi manger, ou un peu de paille dans une grange pour y passer la nuit ! Et, comme il connaissait tous les secrets des plantes, toutes les baies et les fruits sauvages comestibles et comme il était un peu – mais chut — braconnier sur les bords, son estomac ne criait pas souvent famine !
A Saumur, il entendit parler de “LA Loire à vélo !”  Plus de 800 km de pistes cyclables aménagées le long de la Loire ! Il raconta qu’il avait trouvé un vélo ! Moi, je le crois : quand on cherche bien, on trouve toujours tout ! C’est donc à vélo qu’il découvrit Angers, Saint-Florent-le-Vieil et Nantes. Et puis, un matin, une odeur particulière faite de sel et d’iode lui annonça quelque chose de beau, quelque chose de grand : Saint Nazaire, l’estuaire, l’Océan !

Pendant ce temps, notre sculpteur, travaillant d’abord sur une maquette, avait réalisé un bateau de 75 cm de long, taillé dans un bloc de granit de 210 kg. Sous les yeux ébahis de quelques passants, il avait fait flotter ce bout de pierre le 7 avril 1998 dans le vieux port de Saint-Malo. Et puis, il fit venir un autre bloc de granit : 35 t ! Et après 2 ans et 4000 heures de travail, c’est un vaisseau de 4 mètres qu’il réalisa !
Deux années, c’est le temps que mit Philou à parcourir les bords de la Loire, tantôt la rive gauche, tantôt la rive droite ! Vous allez me dire, il n’a pas été vite, mais 1006 km, en prenant son temps, en s’arrêtant là pour tondre des moutons, ici pour faire la moisson, plus loin pour les vendanges et puis le temps de rêver et se reposer, il faut bien deux années !
Il se promenait, un matin, nez au vent, humant l’air marin, cet air tout nouveau pour lui, quand, entre Corsept et Paimbœuf, il entendit derrière une palissade un vacarme étourdissant ! L’air vibrait de mille secousses, de mille poussières. il colla son œil de curieux contre la palissade. Stupéfait, il recula brutalement, se demandant si était réveillé ou s’il était encore dans un rêve ! Imaginez : une embarcation en granit d’une longueur de quatre m, large de presque 2 m et haute de plus d’un mètre cinquante ! D’énormes machines autour : des tronçonneuses à métaux aux fraises géantes, des marteaux pneumatiques, une grue, des engins dont il ne connaissait même pas le nom et puis, un petit bonhomme, le crâne rasé, torse nu qui tenait vigoureusement une scie circulaire à la lame démesurée qui taillait dans la poupe du bateau ! Car, c’était bien un bateau ! Il faisait comme une frise délicate ! Puis, le boucan s’arrêta et l’homme posa son gigantesque outil sur le sol et sortit des poches de son bleu de travail un marteau et un burin qui avait l’air complètement ridicule face au gigantisme de l’œuvre ! Et, il se mit à tailler dans le granit avec la même application que s’il taillait le visage de notre bonne Mère Marie pour l’autel de la chapelle des marins disparus !
Philou eut tôt fait de découvrir une entrée, s’approcha du sculpteur et il attendit que celui — ci s’arrête pour juger de son travail
-          Bonjour !
-           Bonjour ! par où t’es entré ?
-          — Bah, la porte était ouverte.
-          C’est un chantier interdit au public !
-          C’est pas marqué !
-          Oui, mais c’est une tradition ! Quand tu vois un chantier, c’est toujours interdit au public !
-          Ah bon.
-          Et pis, t’as pas de casque ?
-          Bah non, toi non plus !
-          Moi, c’est pas pareil !
Vous remarquerez au passage ce type de conversation typiquement français, mettant en valeur la qualité d’accueil du Français, son respect des lois diverses et variées, et sa bonne foi légendaire ! Bref, les deux compères eurent tôt fait de se présenter, de raconter leurs aventures respectives et de se retrouver autour d’un verre, car sur un chantier, il faut souvent faire passer la poussière.
-          Et ton bateau, là, il flotte ?
-          Pour sûr ! Tout est calculé ! Il devrait même transporter 20 personnes, mais au début, j’en prendrais que 8.
-          Et, où tu vas le mettre à l’eau ?
-          A Paimpol, pour la Fête des Vieux Gréements, en août !
-          Alors, il est pas fini ?
-          Non, je fignole la déco : le tristel et puis les 7 statues de saints à l’intérieur : trois de chaque côté et une à l’arrière. Il faut que le bateau soit protégé ! y’a saint Malo, saint Samson, Saint-Brieuc, saint Tugdual, saint Pol Aurélien, saint Corentin, et saint Patern.
-          Bah dis donc ! Et tu cherches personne pour t’aider, moi, je suis libre !
-          Tu sais tailler la pierre ?
Philou modeste n’osa parler de ses essais sur la meulière ! Il avait caressé plus d’une fois le granit, et, même bien solide, son opinel pourrait à peine rayer cette pierre dure !
-          Non, mais je veux bien apprendre !
-          Ça marche, tu m’aideras, préparer les outils, ranger le chantier, préparer les repas, — tu sais cuisiner — faire les courses… En échange, t’auras le gite et le couvert et je t’apprendrai à sculpter ! Enfin à commencer, n’espère pas devenir un artiste en six mois !
Une poignée de main scella le marché et servit de contrat de travail !
Et les jours passèrent, les semaines, les mois… et un soir Yann-Erwan déclara
— voilà, c’est fini ! Demain, je commande une grue, un camion et direction Paimpol !
Ah ! Ce fut un drôle de voyage, de l’atelier au quai de Quernoa ! Il en fallu du temps, et des arrêts et des autorisations et des motards pour escorter ce singulier équipage ! Et enfin, ce fut la mise à l’eau ! Plus de mille personnes étaient massées sur le quai ! Les paris allaient bon train !
Y va couler ! Ça peut pas flotter un truc pareil ! Mais, si, voyons, c’est le principe d’Archimède ! Le quoi ? Laisse tomber ! Bref, peu de gens y croyaient. Mais il suffisait de regarder Yann – Per et Philou, avec leur petit sourire en coin et le plissement ironique de leurs yeux pour savoir, pour savoir….
Les lanières furent glissées sous la coque… le grutier se mit aux commandes… lentement, le bateau s’éleva dans l’air….Puis posé délicatement sur l’eau calme du quai, dans un silence extraordinaire… et le Vaisseau de granit (Maen Vag) flotta… des applaudissements, des cris, des hourras, des rires, des pleurs, accompagnèrent ces premiers pas sur l’eau ! Comment dire autrement ! Yann-Erwan descendit l’escalier de fer du quai et, ému malgré tout, posa le pied sur son Vaisseau, bientôt suivi de Philou.
Armés chacun d’un aviron, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, ils manœuvrèrent pour présenter le navire à la foule !
Son baptême, le champagne tout ça…, on le prit ensemble tranquillement, tous les trois au milieu du port ! On en versa sur la bordée du Maen Vag et d’autres rêves virent le jour et d’autres contes… car, j’y étais, m’sieurs dames, oui, et mon histoire n’est pas un conte ! C’est simplement une belle histoire née de la rencontre de deux fous qui m’ont fait connaître la sagesse ! Merci à eux ! Et laissez-moi m’éloigner tranquillement vers l’horizon, dans mon bateau de rêve pour de nouveaux contes !

Francis DELEMER
Août 2014 –

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Les photos sont LA ( Photos : Isabelle DELEMER©)